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Livres | Hisham Matar et les silences du passé en Libye

Hisham Matar est l'auteur du formidable La Terre qui les sépare, récit de son retour au pays natal à la recherche de son père enlevé et emprisonné vingt par le régime de Kadhafi. De sa quête, l'écrivain a su tirer une méditation poignante sur l'absence d'un père, doublée d'un portrait sensible de la Libye post-révolution, symbole des espoirs déçus du Printemps arabe.

Comment est né La Terre qui les sépare?  
Après être retourné en Libye pour la première fois depuis trente-trois ans - voyage qui a eu un profond impact sur moi -, je suis rentré chez moi, à Londres, incapable pendant trois mois d'écrire un mot. Pas même une lettre. Je me suis demandé si j'étais arrivé à la fin de ma carrière d'écrivain. Et puis j'ai relu mon journal de mon voyage, et le livre est né des premières phrases que j'y avais consignées, comme s'il n'était qu'une oeuvre d'imagination.  
Pourquoi votre père a-t-il été enlevé et incarcéré par le régime?  
Mon père souhaitait une Libye dotée d'un parlement libre, d'un système judiciaire et d'une presse indépendants - tout le contraire de ce que prônait la doctrine de Kadhafi. La dictature était donc prête à tout pour le faire taire. Et lui, en retour, était prêt à donner sa vie pour ses convictions. C'est une histoire triste mais, malheureusement, loin d'être unique. Mon père a fait partie d'un grand nombre d'hommes et de femmes que le régime a réduits au silence.  
Chaque pays porte en lui son poids d'histoires tues, de chapitres dont il refuse de parler. Dans le cas de la Libye, c'est aggravé par un présent sombre et instable, qui rend difficile d'appréhender ce qui s'est passé hier, sans même parler d'événements des années ou des décennies antérieures. Difficile, mais plus nécessaire encore. La volonté de rétablir la vérité est là. Mais les problèmes sont d'ordre administratif: gouvernance, sécurité, autorité de la loi, absence d'institutions solides, vulnérabilité d'une société civile encore sous-développée...  
Hisham Matar
D. Matar

Quelle est la situation en Libye, depuis le Printemps arabe 
La révolution menée en 2011 pour faire chuter Kadhafi était authentique. Nous avons pris de grands risques pour une noble cause. Elle n'était pas le fruit d'une conspiration étrangère, comme certains le croient aujourd'hui, mais quelques pays s'y sont en effet engouffrés pour en récupérer ce qu'ils pouvaient. La Libye a été trois fois maudite. La première fois avec une domination coloniale brutale qui a laissé le système éducatif libyen dans un état déplorable.  
Le second coup a été porté par le règne singulièrement long d'une dictature particulièrement absurde, dont le programme politique consistait notamment à démanteler ou à réduire les institutions du pays à leur plus simple expression. Et notre troisième malédiction, bien pire encore car elle a survécu aux Italiens et à Kadhafi et ne semble pas avoir de fin, ce sont des réserves excessives en pétrole, qui ont conduit beaucoup de Libyens à devenir des citoyens gâtés et paresseux et qui continuent de flatter les pires instincts des puissances étrangères. Avec un destin pareil, qui a besoin d'ennemis?  
Restez-vous optimiste pour l'avenir du pays?  
Il me semble que c'est James Baldwin qui disait que le pessimisme consistait à voir la nature humaine comme un parasite. Comme lui, je ne crois pas que la nature humaine soit un parasite. Et je suis profondément optimiste pour la Libye, comme je le suis pour la France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, ou tout autre pays qui flirte actuellement avec la tentation des certitudes aveugles.    
Mon optimisme n'est pas abstrait, il se nourrit de faits concrets, des jeunes hommes et femmes qui travaillent dur, dans des conditions inimaginables, pour s'assurer un avenir meilleur, ainsi que de la conviction que l'extrémisme et l'intolérance, d'où qu'ils viennent, ne sont pas durables. Leur vigueur momentanée provient du même gène qui un jour provoquera leur perte. Les défis pour la Libye sont indiscutablement très grands, mais le désir du peuple d'un avenir meilleur l'est davantage encore."  
Propos recueillis par Julien Bisson
La Terre qui les sépare (The Return: Fathers, Sons and the Land in Between) par Hisham Matar, traduit de l'anglais (Libye) par Agnès Desarthe, 336p., Gallimard, 22,50€.  

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