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Tunisie - Nawel Skandrani : La connaissance est le premier pas vers la liberté

ENTRETIEN. Figure de la danse contemporaine, Nawel Skandrani déploie depuis une vingtaine d'années une esthétique à la croisée des disciplines. En prise avec les grands problèmes du présent. Elle s'est confiée au Point Afrique.
« Nous existons, nous sommes vivants. Hayyou ala al Hayet ». Dans Ré-existence, sa dernière création, la danseuse et chorégraphe Nawel Skandrani ne dit rien de plus. Dès les premières minutes, elle s'installe en retrait du plateau, près du chanteur et compositeur Jawhar Basti, et n'en bougera plus jusqu'à la fin du spectacle, présenté notamment lors des dernières Journées théâtrales de Carthage (JTC). Dans son silence, ses quelques mots résonnent. D'autant plus que, chacun à sa manière, les sept jeunes interprètes – Houssemeddine Achouri, Haroun Ayari, Achraf Ben Hadj M'barek, Meriem Ben Hamida, Moayed Ghazouani, Sarra Mokaddem et Malek Zouaïdi – qui prennent bientôt possession de la scène les prolongent en partageant une bribe de leur histoire personnelle. De leur résistance par l'art. Par la danse surtout, mais aussi par le théâtre, par la musique, le cirque et la vidéo. Pièce de transmission, Ré-existence dit ainsi ce que Nawel Skandrani défend depuis une vingtaine d'années en tant que figure de proue de la danse contemporaine en Tunisie : la liberté d'expression et l'ouverture à l'autre. La rencontre des langages, des cultures.
Dans cette pièce comme dans les six autres qu'elle a créés depuis la naissance en 1997 de la compagnie qui porte son nom, le vocabulaire chorégraphique que déploient danseurs et comédiens témoigne de la richesse du parcours de Nawel Skandrani. De sa formation classique, débutée en Tunisie dans une école de danse privée puis au Conservatoire national de musique, et poursuivie en France, en Italie et aux États-Unis. De sa découverte avec Martha Graham et Merce Cunningham de la danse moderne qui se développe alors, ainsi que du modern jazz. Les expériences théâtrales qu'elle mène à son retour en Tunisie en 1988 contribuent aussi au millefeuille de Ré-existence. De même que la création, en 1992, du Ballet national qu'elle dirige pendant quatre ans. Où elle commence à se forger un style à la croisée des disciplines qu'elle n'a depuis jamais cessé de faire évoluer. De mettre à l'épreuve du présent. Car pour Nawel Skandrani, la danse participe aux grandes questions de l'époque. Elle a son mot à dire des drames comme des espoirs d'aujourd'hui.
Le Point Afrique : Dans Recapitulatio (2015), votre précédente création, vous mettiez en scène un couple solitaire, incompris, face au chaos. Des « êtres humains en manque d'amour, un territoire en manque d'Art », dites-vous sur le site internet de votre compagnie. Dans Ré-existence, vous mettez l'accent sur la faculté de transformation du monde de l'artiste. Est-ce pour vous une suite ?
Nawel Skandrani : Recapitulatio était surtout un récapitulatif de vingt ans de vie personnelle et professionnelle. Avec Sergio Gazzo, qui signe la création vidéo de mes spectacles depuis de nombreuses années, nous avons recyclé des images qui tantôt prolongeaient ce qu'exprimaient les danseurs, tantôt entraient en contradiction avec leurs gestes. Car si j'aime mêler les disciplines dans mes pièces, c'est pour en approfondir le sens. Pour y apporter non seulement de l'intensité, mais aussi de la contradiction. C'est aussi le cas dans Ré-existence, où en plus de mon complice Sergio Gazzo, je retrouve le musicien Jawhar Basti, qui a collaboré à plusieurs de mes créations et qui a composé la musique de celle-ci, qu'il joue en direct. Chaque pièce est donc un peu la suite de la précédente. Après le très personnel et intimiste Recapitulatio, j'ai eu besoin de revenir à deux éléments qui nourrissent beaucoup ma danse : le travail de troupe et la transmission.
Le désir de parler de la Tunisie de manière positive est aussi manifeste, surtout à travers les témoignages des interprètes, qui joignent les mots aux gestes. Pourquoi ce choix ?
La tendance actuelle en Tunisie, en art comme ailleurs, est à la déploration. Au misérabilisme. Or je crois que pour avancer, il faut changer de discours. Donner à voir et à entendre les personnes qui luttent pour améliorer la situation sociale, économique et politique difficile du pays – que je ne nie pas, au contraire. Les artistes en font partie. Nous avons un rôle de critique, de résistance à un contexte politique, social et culturel que l'on a espéré voir changer au moment de la révolution, mais qui reste hélas très oppressant. Et le problème ne vient pas seulement du parti islamiste Ennahda : on constate aujourd'hui que de nombreux partis dans l'opposition sous Ben Ali ont retourné leur veste. Convaincue que la résistance du quotidien que mènent de nombreux artistes et autres citoyens contre la corruption et les atteintes à la liberté d'expression sont indispensables, c'est elle que j'ai voulu faire entendre dans Ré-existence. Si le corps exprime des choses auxquelles les mots ne peuvent avoir accès, l'inverse est vrai aussi.
Voulez-vous dire qu'une forme de censure a subsisté ? Dans quelle mesure affecte-t-elle la danse ?
Si la censure était affichée sous Ben Ali, elle se poursuit sous une forme insidieuse depuis la révolution. D'une part parce que, comme je le disais plus tôt, les personnes qui dirigent le pays n'ont pas beaucoup changé, de l'autre parce que la révolution culturelle n'a pas encore eu lieu. La danse, toutefois, a été assez épargnée par les atteintes à la liberté d'expression que représentaient les comités de censure. À la différence des autres disciplines artistiques comme le théâtre et le cinéma, la danse n'était en effet pas subventionnée jusqu'en 2010. Pour le ministère, c'était donc comme si elle n'existait pas. Elle a ainsi souvent pu être plus libre, plus irrévérencieuse que les autres arts. Aujourd'hui, elle est à la même enseigne.
La subvention accordée à la danse en 2010 traduit-il un développement, et une reconnaissance de cette discipline en Tunisie ?
En 2010, c'est moi qui ai réclamé une subvention au ministre de la Culture de l'époque, le dernier du gouvernement Ben Ali. Avec quelques autres artistes, je travaillais depuis des années en Tunisie, à la fois pour créer des spectacles et pour former des danseurs. Il ne suffit pas de pouvoir dire ce qui nous tient à cœur, il faut avoir les moyens de le faire d'une belle manière, qui nous corresponde. Sans quoi les esthétiques restent figées, ce qui est encore largement le cas dans le paysage chorégraphique tunisien, qui est encore assez embryonnaire. Très peu d'artistes réussissent à s'inscrire dans la durée : certains abandonnent, d'autres décident de poursuivre leur carrière à l'étranger.
PROPOS RECUEILLIS PAR ANAÏS HELUIN/lepoint.fr

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