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« Je fais tout pour quitter le navire qui coule » : en Côte d’Ivoire, l’inquiétante désaffection des enseignants

 

Le mouvement est un défi pour le gouvernement qui cherche à tout prix à retenir et à recruter plus de personnel, dans un pays où les effectifs sont déjà jugés « insuffisants ».

Hormis ses anciens collègues qu’il ne voit plus beaucoup, Germain (le prénom a été changé) ne regrette pas grand-chose de sa vie d’avant. Ni les classes pléthoriques, ni les infrastructures à l’agonie de son ancien établissement à Abidjan, la capitale économique de la Côte d’Ivoire, et encore moins ses maigres revenus. Après vingt-trois ans de carrière, l’ex-professeur de sciences économiques et sociales avait fini par admettre l’évidence : il n’aimait plus son métier. « Les élèves ne me respectaient pas et, au quartier, ma fonction n’était pas considérée », précise le quinquagénaire.

A l’époque, sa famille lui préfère son frère cadet, un fonctionnaire affecté au service des impôts qui roule en SUV, possède plusieurs biens immobiliers à travers le pays et règle certaines charges financières familiales. De quoi décider Germain, en 2020, à quitter l’éducation nationale. Grâce à un ami, il intègre une sous-direction du ministère de la construction. Le salaire de base est plus faible que celui qu’il touchait auparavant, mais les nombreuses primes lui permettent de tripler ses revenus annuels.

Deux ans après avoir posé la craie, il se rend désormais au travail dans un costume trois-pièces. Et au volant du petit 4x4 qu’il s’est acheté, il coordonne la construction « au village » de deux maisons et d’une boutique. « Il fut un temps où être enseignant en Côte d’Ivoire conférait un statut social envié de tous mais, aujourd’hui, c’est en rendant mes habits de professeur que je suis devenu quelqu’un aux yeux de la société », résume-t-il.

Au sein de son ministère, ils sont plusieurs dizaines comme lui à avoir abandonné leur carrière de professeur pour un poste plus rémunérateur et moins fatiguant au sein de la fonction publique. « Nous sommes tellement nombreux que l’on pourrait monter un club ou un syndicat d’anciens enseignants », plaisante Germain qui affirme revoir régulièrement, dans la cité administrative du Plateau à Abidjan, des visages familiers croisés au cours de sa précédente carrière.

« Stopper la saignée »

Si aucune donnée officielle ne permet de quantifier ce mouvement, celui-ci a pris une telle ampleur que le gouvernement a dû intervenir. En juin, la primature a envoyé un courrier à certains ministères – économie et finances, budget… – pour suspendre la mobilité professionnelle au sein de la fonction publique. Une mesure d’urgence qui, selon plusieurs syndicats de fonctionnaires, visait uniquement à « stopper la saignée » au sein du corps enseignant.

Mais l’hémorragie est importante et, si la passerelle vers le public est coupée, certains enseignants envisagent de se tourner vers le secteur privé. Après avoir tenté à plusieurs reprises, en vain, de rejoindre l’administration publique, Stéphane Zriga, professeur de lettres au lycée d’Issia, une ville du centre-ouest du pays, envoie désormais des candidatures aux entreprises de sa région : « Avec mes compétences, je peux bosser dans les services des ressources humaines », affirme ce jeune homme âgé de 38 ans qui en plus du français parle couramment l’anglais.

Une démarche qu’entreprend également Souleymane Diaby, professeur de mathématiques dans le même établissement et prêt, lui aussi, à renoncer au fonctionnariat. Convaincu par des collègues ayant déjà sauté le pas que son profil est recherché sur le marché du travail, le jeune enseignant postule à tout-va et s’est inscrit à des cours du soir en comptabilité et en informatique. « Je fais tout pour quitter le navire qui coule », lâche-t-il.

Durant sa dernière année scolaire, il avait la responsabilité de deux classes de 60 à 70 élèves. « Dans ces conditions, comment voulez-vous transmettre le savoir, évaluer les élèves ou prendre soin de ceux qui décrochent », interroge-t-il, avant de souligner, à plusieurs reprises, qu’il aime ce métier, son « sacerdoce ».

« Certains ont basculé dans la précarité »

Cette désaffection des enseignants est un défi pour le gouvernement qui cherche à tout prix à retenir – et à recruter – plus de personnel. Et pour cause : les effectifs sont déjà jugés « insuffisants » par tous les acteurs du milieu éducatif, en particulier dans les disciplines scientifiques. Et l’équation risque de devenir de plus en plus complexe compte tenu de la forte croissance démographique du pays qui comptera plus de 35 millions d’habitants en 2030, contre 26,5 millions aujourd’hui.

En août, plusieurs mesures ont été annoncées par le président Alassane Ouattara pour protéger le pouvoir d’achat des fonctionnaires, dont plus de la moitié sont des enseignants. Parmi elles, une augmentation de salaire de 20 000 francs CFA par mois (quelque 30 euros), des aides au transport et au logement, une revalorisation de l’allocation familiale ainsi que, pour certains, un treizième mois.

Favorable à ces coups de pouce, Théodore Gnagna Zadi, le président de la plateforme nationale des organisations professionnelles du secteur public et privé de Côte d’Ivoire, doute malgré tout qu’ils soient suffisants pour rabibocher les enseignants avec leur métier. Pour lui, le mal est déjà trop profond. Dans les années 1970, un logement de fonction et un salaire important étaient accordés aux enseignants. Ces derniers bénéficiaient alors d’un statut social « appréciable, qui suscitait des vocations », précise le responsable syndical. Mais leur profession a été « la variable d’ajustement » des différentes crises économiques et politiques qu’a traversées la Côte d’Ivoire au cours des dernières décennies, poursuit-il.

A tel point que les professeurs, autrefois membres de la classe moyenne supérieure et situés en haut de la pyramide sociale des fonctionnaires, ont dégringolé tout en bas. « Certains ont basculé dans la précarité », affirme M. Zadi. Ainsi, il n’est pas rare de voir des professeurs vivre dans le même groupe de logements et partager les mêmes cours que leurs élèves, une situation de colocation « préjudiciable à leur image » glisse M. Zadi. L’attrait pour la fonction publique repose aujourd’hui bien davantage sur les postes de la haute administration, synonymes de primes et d’un temps de travail moins important que dans l’enseignement.

Au début du mois de septembre, Mariatou Koné, la ministre de l’éducation nationale et de l’alphabétisation a rendu les conclusions des états généraux de l’école ivoirienne qui se sont tenus tout au long de la dernière année scolaire. Si les résultats n’ont pas encore été partagés publiquement, la ministre a répété à plusieurs reprises que l’enseignant devait retrouver une place de choix au sein de la société. Dans sa tour administrative, Germain a suivi d’un œil lointain ces travaux autour de l’école. Aucune annonce ne le fera changer d’avis, même s’il concède que « la vie de bureau est très ennuyeuse et on se retrouve souvent seul. Dans ces moments-là, mes collègues et mes élèves me manquent ».

Par Yassin Ciyow - Le Monde Afrique

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