Le Premier ministre espagnol jouera sa dernière carte lors des élections législatives anticipées du 23 juillet. Son parti, le PSOE, est en mauvaise posture face à la droite, mais le dirigeant madrilène est un habitué des retournements de situations, raconte “El Periodico de Catalunya”, un quotidien de centre gauche.
En janvier 2014, Pedro Sánchez a déjeuné avec trois journalistes dans un restaurant proche du Congrès des députés, à Madrid. Il était arrivé seul, portait un sac à dos sur l’épaule et un costume, mais pas de cravate. À peine assis, il leur a annoncé qu’il voulait diriger le PSOE [Parti socialiste ouvrier espagnol]. Ses interlocuteurs l’ont trouvé bien fanfaron. En dehors des cercles socialistes madrilènes où il avait grandi, rares étaient ceux qui le connaissaient.
Une seule des trois journalistes s’est fait l’écho de cette déclaration. Mais le nom de Sánchez n’apparaissait pas dans le titre de son article. Notre homme n’était alors que l’une des quelque 800 000 personnes portant ce patronyme en Espagne. Six mois plus tard, Pedro Sánchez devenait le secrétaire général du PSOE.
Les choses étaient alors pour lui beaucoup plus compliquées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Pourtant, après les élections municipales et régionales du 28 mai en Espagne [le “28-M”], le PSOE s’apprête à dire adieu à l’essentiel de son pouvoir territorial. Sánchez lui-même admet qu’il ne lui sera “pas facile” de rester à la Moncloa [la résidence officielle du Premier ministre, à Madrid] après les élections législatives anticipées qui auront lieu le 23 juillet [le “23-J”], parce que “la droite a pris de l’assurance” et a “des alliés puissants”.
L’inconnu
Mais la carrière hors norme de Pedro Sánchez est pleine de moments de ce genre, des coups de poker où il finit par gagner quel qu’ait été le pronostic. “Il est comme ça, déclare un cadre socialiste qui l’accompagne depuis le début. Il retombe toujours sur ses pieds.”
En 2014, Pedro Sánchez semblait n’avoir aucune chance de prendre la tête du PSOE. Il n’avait pas beaucoup de bouteille. Le Madrilène avait évolué à l’ombre de José Blanco [ancien cadre du PSOE, eurodéputé entre 2014 et 2019], mais toujours un pas en arrière. Le hasard a finalement joué un rôle important dans ses deux entrées au Congrès des députés : ceux qui le précédaient sur la liste ont renoncé à leur siège.
Lorsque Alfredo Pérez Rubalcaba [secrétaire général du PSOE entre 2012 et 2014] a annoncé son départ et convoqué des primaires après être arrivé trois points derrière le PP [Parti populaire, droite traditionnelle] aux élections européennes, personne ou presque n’avait le nom de Sánchez en tête. Tout le monde était certain que Susana Díaz prendrait la relève. Mais Díaz, alors présidente de la région autonome d’Andalousie, a pensé que le moment n’était pas venu pour elle. Elle a fait marche arrière et décidé de mettre Sánchez à sa place. À cette époque, la parole de Díaz faisait loi dans le socialisme, et la majorité des fédérations l’ont suivie.
Sánchez a remporté les primaires haut la main. Les barons du parti ont pu respirer. Ils pensaient que le nouveau chef du PSOE se conformerait à leurs directives, qu’ils en feraient leur marionnette, mais l’actuel chef du gouvernement espagnol est tout sauf docile. Il a bien fait comprendre dès le début qu’il n’accepterait aucune tutelle. Il s’est lancé dans une opération de communication absolument hétérodoxe, dans laquelle il est, par exemple, descendu en rappel d’une éolienne de 70 mètres de hauteur lors d’un programme télévisé, et fait des choses complètement étrangères à la tradition socialiste, comme parler dans les meetings devant un gigantesque drapeau espagnol ou inviter son épouse, Begoña Gómez, à monter sur scène.
Le pestiféré
Les barons ont donc très vite remis en cause son autorité, et les conséquences se sont fait sentir dans les urnes : aux élections législatives de décembre 2015, le PSOE obtint 90 députés [sur 350]. Mais les 123 sièges du PP restaient néanmoins loin de la majorité absolue, et Mariano Rajoy laissa la main à Sánchez pour qu’il essaie de former un gouvernement. Sánchez passa un accord avec Ciudadanos [centre droit], chose qui semble incroyable aujourd’hui, mais pas avec Podemos [gauche radicale]. Il fallut refaire un scrutin, et le résultat fut pire encore. En juin 2016, le PSOE remporta encore moins de voix et le nombre de ses députés descendit à 85. Le PP, lui, monta à 137 sièges.
La seule issue possible était que les socialistes s’abstiennent pour laisser Rajoy gouverner. Sánchez ne voulait pas être la cause d’une répétition électorale, et l’a dit en privé à plusieurs cadres du parti. Mais, voyant qu’aucun leader régional ne se prononçait publiquement en faveur d’une solution de ce type, qu’ils le laissaient ravaler la fierté du PSOE en solitaire pour mieux pouvoir l’évincer ensuite, il décida de changer de stratégie. “Non, c’est non !” se mit-il à répéter dans chacune de ses interventions, emmenant l’Espagne vers un troisième round électoral.
Pour les dirigeants socialistes régionaux, les choses étaient allées beaucoup trop loin. Le 1er octobre 2016 est une date gravée à jamais dans les annales du socialisme espagnol, celle de la réunion du comité fédéral du PSOE la plus traumatisante de son histoire. La police dut interrompre la circulation dans la rue de Ferraz, à Madrid, où se trouve le siège du parti, parce qu’elle avait été envahie par des défenseurs et des détracteurs de Sánchez qui s’insultaient et en venaient presque aux mains.
Après onze heures de discussions agitées à huis clos, le secrétaire général finit par se rendre. Voyant que son parti ne le soutenait pas, Sánchez annonça sa démission. “Quand on tue le chien, on tue aussi la rage”, déclara alors Díaz à un membre historique du PSOE. Ce pronostic aussi se révéla faux.
Le martyr
Sánchez présenta sa démission au Congrès des députés peu de temps après. Son émotion était visible, une chose très rare chez lui. Puis il rentra chez lui, où il assista à l’abstention du PSOE pour permettre l’investiture de Rajoy. “Il est très affecté”, disait son entourage. Rares furent ceux qui restèrent à ses côtés. À un moment donné de ce processus de deuil, il décida de retenter le coup et de se présenter aux primaires. Une fois de plus, il avait rebondi : maintenant, il était le martyr de la gauche.
Au lieu de se tenir devant le drapeau rouge et or espagnol lors de ses apparitions, il chantait L’Internationale en levant le poing. S’il refusait auparavant de “pactiser avec le populisme” qui avait pour objectif de “transformer l’Espagne en Venezuela”, il appelait désormais à travailler main dans la main avec Podemos. Il fustigeait l’Ibex 35 [l’indice boursier espagnol], affirmait que la Catalogne était “une nation”. Quatre jours avant le vote des militants socialistes, il accordait une interview au Periódico et livra la prédiction suivante :
“Le PSOE gouvernera bientôt, par la voie des urnes ou d’une motion de censure.”
Avec la majorité des fédérations régionales et les médias contre lui, mais poussé par la vague de colère qui grondait à la base du parti depuis la défection en faveur du PP, soutenu seulement par une poignée de députés et des fonds obtenus grâce à un financement participatif, Sánchez écrasa ses adversaires aux primaires socialistes de 2017. Ce triomphe, il ne le devait qu’à lui et à personne d’autre.
Le patron
Il accomplit également sa prophétie : un an après les primaires, en juin 2018, le PSOE revenait au pouvoir grâce à une motion de censure déposée après le verdict de l’affaire Gürtel [un scandale de corruption au PP]. À nouveau, rares étaient ceux qui y crurent, y compris parmi les soutiens indéfectibles de Sánchez. Mais presque tous les partis de l’opposition, à l’exception de Ciudadanos, se joignirent à l’initiative du nouveau Premier ministre. La motion fut adoptée avec 180 voix pour, soit 5 de plus que la majorité absolue.
Depuis, Sánchez est à la Moncloa. Il a d’abord gouverné en solitaire, puis après deux victoires d’affilée aux élections générales en 2019, remportées à la faveur de la coalition avec Unidas Podemos, [l’alliance de Podemos avec d’autres partis d’extrême gauche]. Son mandat a été marqué par la pandémie et la guerre en Ukraine, mais aussi par d’importantes avancées sociales (de l’allongement du congé de paternité pour qu’il soit l’égal du congé de maternité à la revalorisation des retraites en passant par la réforme du travail), la croissance économique s’est accélérée, le chômage a baissé et l’inflation a été contrôlée. Pourtant, Sánchez et le PSOE ne vivent pas leurs meilleures heures.
La gauche a peut-être perdu beaucoup de terrain lors des élections du 28 mai, mais l’écart avec le PP n’était que de 3 points. Les socialistes pensent pouvoir changer la donne en menant une campagne épique où Sánchez jouera les mêmes cartes – celles du candidat qui ne se rend jamais –, même si elles ont déjà beaucoup servi. Le but est de mobiliser les électeurs progressistes qui sont restés chez eux le 28-M en rappelant les succès du gouvernement et le risque de voir “la vague ultraconservatrice” arriver en Espagne. Le Premier ministre admet la complexité de ce dernier coup de poker. Mais qui peut dire ce qui se passera ? On parle de Sánchez, après tout. Et, jusqu’à présent, il est toujours retombé sur ses pieds.
Par Juan Ruiz Sierra - Lire l’article original
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