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Vu du Soudan. Grand barrage de la Renaissance : les doutes sur les réels risques

 

VU DU SOUDAN. Après le troisième remplissage du méga-barrage éthiopien, le premier pays en aval est face à ses incertitudes quant aux effets de l’immense ouvrage.

Sur les rives du Nil bleu, moins de 4 kilomètres après sa rencontre avec le Nil blanc, la terre est sèche, craquelée. Mi-septembre, la saison des pluies touche à sa fin. La crue redescend progressivement après avoir atteint son apogée. « Lors d'une année normale, nous ne pourrions pas être assis là. Cette zone serait inondée, explique Awad Alkarim, depuis son tabouret en corde, posé à quelques centaines de mètres du fleuve où des adolescents pataugent. Mais depuis qu'ils ont commencé à remplir le barrage il y a trois ans, le niveau du Nil baisse et il ne contient plus de sédiments, seulement du sable. »

L'entreprise de conception de briques d'Awad Alkarim dépend de ces précieux sédiments. Une quinzaine de compagnies sœurs opèrent dans ce secteur dans le quartier de Shambat, au nord de Khartoum. De tels sites de production se retrouvent tout le long du Nil bleu. C'est donc tout un secteur d'activité qui semble menacé par le Grand barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD).

Faute d'études d'impacts préliminaires mais aussi d'accords entre Addis-Abeba et les deux pays en aval, le Soudan et l'Égypte, les répercussions de ce méga-barrage censé atteindre 140 mètres de haut demeurent floues. Le 12 août dernier, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed annonçait avoir achevé la troisième phase de remplissage. Contrairement à leurs voisins éthiopiens très largement pro-barrage et égyptiens majoritairement anti-barrage, les Soudanais se montrent divisés. Ils manquent surtout cruellement d'informations.

Creuser le sol à la recherche de sédiments 

« J'ai très peur », confie Awad Alkarim, en se projetant dans quelques années, une fois que le barrage tournera à plein régime. Derrière le quinquagénaire en djellaba blanche se dresse un parallélépipède de briques orangées. L'an passé, il n'a pu honorer que la moitié du million d'unités qu'il produit normalement. Un chiffre qui s'est graduellement affaissé en trois ans. « Comme il y a de moins en moins d'eau contenant de moins en moins de sédiments, nous creusons le sol pour en trouver. Je dois louer une pelleteuse, ce qui me coûte cher », regrette le chef de cette entreprise fondée par l'un de ses arrière-grands-pères en 1946. Aucun représentant de l'État ne s'est jamais manifesté, ni pour l'informer ni pour compenser ses pertes.

Au-delà du volet économique, perforer le sol détériore l'environnement. « Les chutes de boue que cela entraîne polluent l'aquifère souterrain », prévient Hanan Muddathir, la présidente de l'Environmental Initiative for Sustainable Development. Cette docteure en études stratégiques et de sécurité rappelle que la plupart des Soudanais dépendent des nappes souterraines dont l'eau potable est extraite. L'adaptation de l'industrie des briques n'est pas la seule à mettre en péril ces puits. « Le fait de stocker l'eau dans le barrage, surtout en période de sècheresse, va augmenter la salinité du Nil mais aussi diminuer la quantité de vase et les agents nutritifs qu'elle contient et accroître les précipitations en raison du lavage des roches sédimentaires », poursuit Hanan Muddathir. Ces changements vont bouleverser l'équilibre du Nil. La concentration de plancton va décroître, et par conséquent celle de poissons.

Renoncer à des milliers d'hectares d'agriculture biologique 

Les 20 millions de riverains du Nil bleu, soit près d'un Soudanais sur deux, ne sont pas seulement pêcheurs. Ils sont aussi les principaux agriculteurs du pays. Et notamment ceux de l'État d'Al-Jazirah, qui signifie « l'île » en arabe, en raison de sa localisation entre les deux Nil. Les terres du grenier du Soudan qui bordent le fleuve sont irriguées par les crues saisonnières (1). Cependant, le barrage va en principe relâcher un flux régulier tout au long de l'année supprimant, de fait, ces inondations – qui ont fait plus de 140 morts au Soudan cette année. Optimiste, Abubakr Habibullah al-Amin, le représentant d'un syndicat d'agriculteurs d'Al-Jazirah, espère que cette régulation permettra de doubler la surface arable irriguée par canaux.

« La perte de nutriments jusque-là transportés par le Nil va accroître les besoins en engrais, ce qui va entraîner des effets négatifs sur l'environnement, la santé publique et les coûts de production agricole », nuance l'ingénieur Mohammed Basheer, spécialiste de la gestion des ressources en eau. Le Soudan pourrait se priver de 84 000 hectares de cultures biologiques, selon Tayseer Mustafa, consultante en médecine du travail et de l'environnement et membre d'un regroupement de 280 Soudanais préoccupés par le GERD, dont une vingtaine d'experts.

« C'est l'environnement qui va souffrir le plus, insiste Mohammed Basheer. Le réservoir du barrage devrait atteindre 140 mètres de profondeur pour une capacité de stockage de 74 milliards de mètres cubes. Beaucoup de propriétés physiques et chimiques du Nil vont par conséquent être altérées. La température de l'eau être modifiée et sa teneur en oxygène va se réduire. Cela va déséquilibrer l'écosystème : la végétation, les poissons dont les mouvements migrateurs vont être perturbés réduisant leur reproduction ainsi que l'ensemble des animaux vivant autour du Nil. »

La désertification pourrait s'accélérer 

Quelque 70 000 hectares de forêt et arbustes sont en sursis. « Ces plantations sont inondées entre trois et quatre mois par an. Sans ces crues, elles disparaîtront, craint Talaat Abdel Magid, professeur d'agroforesterie et environnement à la retraite. Les populations qui dépendent du bois, des légumes cultivés sous les arbres ou encore des plantes médicinales qui soignent les hommes et les animaux dans tout le pays seront affectées. » Ce chercheur alerte sur le risque de tirer un trait sur la ceinture verte prévenant la désertification, une épée de Damoclès qui plane sur plus de la moitié des dix-huit États du Soudan.

« C’est l’environnement qui va souffrir le plus », soutient-on chez certains Soudanais. Pour eux, le GERD va déséquilibrer l’écosystème autour du Nil. 

Le seul remède pour l'agriculture par récession (1) consisterait à équiper les territoires jusque-là submergés par le Nil de canaux d'irrigation et de pompes. « Cela bénéficierait aux agriculteurs qui pourraient cultiver leurs terres plusieurs fois par an. Mais ce n'est pas évident pour ces populations pauvres de se doter de pompes à moteur », souligne l'ingénieur Mohammed Basheer. Le coup de pouce pourrait venir de la communauté internationale, en particulier de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Pour Mustafa al-Zubair, le chef du comité technique soudanais au sein des pourparlers, la garantie de tels fonds faciliterait l'obtention d'un accord puisque « les gouvernements respectifs pourraient le présenter comme un succès ».

Un facteur de développement durable 

Ministre de l'Irrigation jusqu'à la chute du dictateur Omar el-Béchir en 2019, Osman Eltom mise sur un projet commun impliquant les trois États. « L'Éthiopie souhaite à terme vendre 3 000 mégawatts annuels au Soudan. En échange, elle importerait du blé, des légumes, des produits laitiers et de la viande du Soudan, qui pourraient éventuellement être transformés en Égypte, détaille-t-il. Les donneurs internationaux doivent contribuer, car ce n'est pas facile pour ces trois pays à l'économie vacillante d'instaurer de tels projets. D'autant que ce développement durable aiderait à réduire la pauvreté et limiterait l'émigration vers l'Europe et l'Amérique. »

« Les bénéfices sont supérieurs aux désavantages, insiste le négociateur Mustafa al-Zubair. Ces avantages ne peuvent toutefois être garantis sans accord sur l'exploitation du GERD. » Moins de six Soudanais sur dix sont actuellement reliés au réseau électrique. Même à Khartoum, les coupures de courant demeurent quasiment quotidiennes. La régulation du flux du Nil devrait permettre d'accroître la productivité des barrages soudanais. Appauvrie en sédiments, l'eau sera plus légère, permettant de faire tourner les turbines plus rapidement.

Impossible, néanmoins, de garantir ces gains sans accord contraignant. Yasir Abbas, qui a dirigé le ministère de l'Irrigation jusqu'au coup d'État du 25 octobre 2021, doute de la bonne volonté d'Addis-Abeba. « La position éthiopienne s'est transformée après le premier remplissage en 2020. La communauté internationale n'a pas réagi. Pourquoi l'Éthiopie s'embêterait à signer un traité ? » La fermeture soudaine des vannes du GERD, sans prévenir les Soudanais en charge du barrage de Roseires situé à moins de 100 kilomètres, avait entraîné une coupure d'eau de plusieurs jours dans la capitale soudanaise. 

Une coopération indispensable 

Un moindre mal d'après Mohammed el-Amin, l'ancien directeur du barrage de Merowe, à 350 kilomètres au nord de Khartoum. « N'importe quel problème intervenant sur le GERD menace l'ensemble du Soudan », alerte-t-il. « Si le barrage se fissure, cela entraînera un tsunami. Rien qu'un surplus de pluies nécessitant l'ouverture des vannes menace le Soudan qui n'a pas la capacité de recevoir une importante quantité d'eau supplémentaire », ajoute Tayseer Mustafa, la consultante membre du collectif concerné par les risques du GERD. 

Cette spécialiste s'inquiète enfin du risque de sècheresse dans le cas où Addis-Abeba ne libèrerait pas assez d'eau. D'après elle, cette combinaison de facteurs et de risques déplacera forcément des populations, dont 4 millions venus de la région du Benishangul administrée par l'Éthiopie (2) – qui s'ajouteront aux près de 60 000 réfugiés liés à la guerre qui ravage le nord de ce pays. « Les projets de méga-barrages doivent prendre fin en Afrique comme c'est déjà le cas depuis longtemps en Amérique et en Europe », résume Tayseer Mustafa, invitant à se tourner vers d'autres énergies propres.

Le GERD étant déjà bien avancé, Asim Moghraby, auteur d'une thèse sur les conséquences de ce barrage et fondateur de l'Institut d'études environnementales au sein de l'Université de Khartoum, conclut : « L'unique solution passe par la coopération entre les trois États. Sinon, ce sera un désastre. » Depuis les rives de Shambat, Awad Alkarim a, lui, déjà renoncé, faute de sédiments, à cultiver les lentilles, haricots rouges, citrouilles, concombres et autres graines de lupin qu'il vendait en parallèle de ses briques pour payer les études de ses deux fils en Turquie. Il songe désormais à acheter sa propre pelleteuse pour extraire sa matière première.

Par notre correspondante à Khartoum, Augustine Passilly - Le Point

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