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Livres. "Où es-tu, monde admirable" de Sally Rooney, la vie comme elle va dans un monde qui ne va plus

 

Après deux best-sellers, Sally Rooney signe un troisième roman en forme de conversation épistolaire entre deux trentenaires. Un roman hyperréaliste sur la génération des "milléniaux".

Après son roman phénomène Normal people (L'Olivier, 2021), vendu à plus d'un million d'exemplaires dans le monde, et adapté en série, la romancière irlandaise Sally Rooney poursuit sa peinture de la génération Y avec Où es-tu, monde admirable publié le 19 août aux éditions de l'Olivier. Elle y raconte le quotidien de deux jeunes trentenaires qui tentent de (sur)vivre leur vie sur une planète en pleine "dégénérescence accélérée"…

L'histoire : après avoir traversé un épisode de dépression, Alice, jeune romancière à succès, quitte Dublin et part s'installer dans un village côtier à la campagne, dans l'ancien presbytère, une vaste maison qui lui a été prêtée. Là, via une application de rencontre, elle fait la connaissance de Félix, un gars du coin. Après une première soirée fiasco, Alice et Félix entament une relation amoureuse.

Eileen, la meilleure amie d'Alice, est journaliste dans une publication littéraire. Meurtrie par sa séparation d'avec Aidan, un homme avec qui elle a vécu pendant quelques années et qui l'a quittée, elle renoue avec Simon, un ami d'enfance un peu plus âgé qu'elle, avec qui elle a toujours eu une relation ambiguë.

Les deux jeunes femmes, bientôt trentenaires, échangent très régulièrement des e-mails dans lesquels elles se racontent les péripéties de leurs vie, petits riens de leur quotidien, abordant sans tabou toutes sortes de sujets comme l'amour, le sexe, Dieu, l'argent, l'amitié, l'horloge biologique, la beauté, la politique…

"Quand il y a plus important à faire"

Où es-tu, monde admirable est le récit d'une double tranche de vie, dans ce moment clé de l'existence (la trentaine) où tout semble devoir prendre une direction irréversible. Sally Rooney poursuit ainsi son exploration de la  génération Y, de ces "milléniaux" condamnés à entrer dans l'âge adulte dans un monde qui va mal.

La romancière n'a pas son pareil pour décrire les tous petits riens qui font la vie, tout en posant un regard aigu et interrogateur sur un monde en plein chamboulement, en pleine crise, avec des modèles -qu'ils soient amoureux, sexuels, économiques, politiques, esthétique, ou sociaux- en plein remodelage.

En s'attardant sur les sentiments les plus simples, qui régissent les rapports humains depuis la nuit des temps, l'amour, l'amitié, le désir, la jalousie… la romancière parvient à faire surgir une forme de vérité sur le monde des humains, dont la substantifique moelle se niche inexorablement dans l'intimité. "Peut-être que nous sommes tout simplement nés pour aimer et nous inquiéter pour notre entourage, même quand il y a plus important à faire", remarque Eileen dans l'une de ses missives à Alice.

"Alors qu'on aurait dû réorganiser la répartition des ressources planétaires et mener une transition collective vers un modèle économique durable, on se préoccupait de sexe et d'amitié."

"Où es-tu, monde admirable" p. 133

"La dégradation de presque tout sur terre"

Alice a le sentiment que le monde est "entré dans une phase de décadence" dans lequel "la laideur est la caractéristique visuelle prédominante de la vie moderne". Eileen a l'impression d'être "assise sur un minuscule rebord à une hauteur vertigineuse" et que la seule chose qui la "soutient" est "la misère et la dégradation de presque tout sur terre". Et pourtant, les deux jeunes femmes continuent à respirer, vivre, aimer, désirer, pleurer, bref, à vivre, et à "dépenser de l'énergie dans les futilités, alors que la civilisation menace de s'effondrer", mais sans cesse traversées par l'absurdité de ce paradoxe.

Sally Rooney, qui a elle-même connu très jeune un succès planétaire, s'interroge aussi par la voix d'Alice sur la réussite, sur le triomphe ("J'ai dû tenir bon, traverser tout ça sans que personne ne me dise comment faire, et j'en suis venue à me détester à un degré presque insupportable").

L'écrivaine irlandaise braque aussi un projecteur sur le monde littéraire, piquant ces écrivains coupés du monde "qui rentrent chez eux après un week-end passé à Berlin, quatre interviews, trois séances de photos, trois longs dîners agréables où tout le monde s'est plaint des mauvaises critiques, et ils ouvrent leur vieux Macbook pour écrire "un roman bien senti sur la vie ordinaire", alors qu'en vérité ils ne connaissent rien de la vie ordinaire" affirme Alice.

"Si les romanciers écrivaient sur  leur existence avec honnêteté, personne ne lirait leurs romans."

"Où es-tu, monde admirable" p. 115

Sonde

L'écriture hyperréaliste de Sally Rooney opère à la manière d'un objectif macro qui photographierait dans ses moindres détails la géographie du monde contemporain, ses décors, sa lumière, son atmosphère, une caméra qui filmerait scrupuleusement, à la loupe, les gestes quotidiens de quelques-uns de ses habitants, puis traverserait comme une sonde les corps pour scruter les esprits, les sentiments, les angoisses, les plaisirs qui les animent, ou débusquer les questions qui les taraudent. Cette écriture méticuleuse, sans ellipse, sans fondu, donne une netteté presque dérangeante, une lumière presque trop crue sur des réalités qu'on préfère souvent garder dans le flou. 

Et même si la planète est incontestablement en "dégénérescence accélérée", quelques fragments de beauté continuent à l'habiter, inspirant les plus belles pages de ce troisième roman de Sally Rooney, qui capte la mélancolie du monde contemporain, mais aussi les nécessités humaines, universelles, de faire corps avec autrui, et d'espérer en l'avenir, quel que soit le destin de la planète.

"Où es-tu, monde admirable" de Sally Rooney (traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, Éditions de L'Olivier, 384 p., 23,50 €)

Extrait :

"Lentement la mer a aspiré toute l'eau sur la plage, laissant une étendue de sable scintillante sous les étoiles ; des algues humides, enchevêtrées et grouillantes d'insectes ; les dunes trapues et désertes, leurs herbes plaquées par le vent frais. Le sentier pavé qui quittait la plage, silencieux et recouvert de sable blanc, les toits incurvés des caravanes qui luisaient faiblement, les voitures sombres tapies dans l'herbe. Puis la salle de jeux, le kiosque à glace avec son auvent baissé et, en remontant vers la ville, la poste, l'hôtel, le restaurant. Le Sailor's Friend aux portes closes, des autocollants délavés sur les fenêtres. L'éclairage d'une voiture qui passait, ses feux arrière rouges comme des charbons ardents. Plus loin dans la rue, une rangée de maisons, leurs fenêtres reflétant des lampadaires sans âme, des poubelles alignées, puis la route côtière, silencieuse, vide, les arbres dressés dans l'obscurité. La mer vers l'ouest, un tissu tendu et sombre. Et vers l'est, le vieux presbytère bleu comme du lait. A l'intérieur, quatre corps dormaient, se réveillaient, se rendormaient. Sur le côté ou sur le dos, les couettes rabattues, ils traversaient les rêves en silence. Et déjà, derrière la maison, le soleil levant. Sur les murs et à travers les branches des arbres, à travers les feuilles colorées et l'herbe verte humide, la lumière tamisée de l'aube. Un petit matin d'été. De l'eau froide et claire en coupe dans une main. ("Où es-tu, monde admirable", p. 291)  

Par Laurence Houot - France Info    

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