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Le président Saied tourne en dérision les droits économiques et sociaux des Tunisiennes

 

Pour marquer la Journée nationale de la femme du 13 août en Tunisie, le président Kais Saied a chargé son épouse de prononcer un discours dans lequel elle a chanté les louanges de son mari. De nombreux Tunisiens ont peu apprécié ce geste, lui rappelant que la fonction de « première dame » n’est pas reconnue dans le pays.

Lors de sa campagne présidentielle, Saied avait clairement exprimé son opposition à l’égalité entre les sexes en matière d’héritage, qui est pourtant essentielle à la réalisation des droits sociaux et politiques des femmes. Depuis son entrée en fonctions en 2019, bien qu’il ait nommé une femme Premier ministre, Saied a bloqué toute initiative visant à lever les obstacles auxquels les femmes sont confrontées pour percevoir l’héritage partiel auquel elles ont droit en vertu du droit national, ou à améliorer leur accès aux droits et protections socioéconomiques.[1]

Le 16 août, Saied a promulgué une nouvelle Constitution qui exige que l’État tunisien « réalise les objectifs de l’Islam en préservant l’âme, l’honneur, la propriété, la religion et la liberté », une disposition qui pourrait restreindre les droits humains, notamment ceux des femmes. Les féministes tunisiennes craignent de perdre les protections qu’elles ont acquises depuis l’indépendance de leur pays.

« Sous la présidence de Saied, la Journée nationale de la femme s’est vidée de toute signification », a déclaré à Human Rights Watch la militante féministe et avocate Bochra Belhaj Hmida. « Il a fait tout ce qu’il n’aurait pas dû faire, et rien de ce qu’il aurait dû faire. »

Le 13 août 1956, moins de six mois après l’indépendance de la Tunisie, le président Habib Bourguiba avait promulgué un Code du statut personnel. Bien que certaines soient dépassées, les dispositions radicales du Code, toujours en vigueur, ont valu à la Tunisie la réputation d’« État féministe », un titre remis en cause par les réalités politiques et socioéconomiques vécues par les Tunisiennes.

Le Code, qui interdit la polygamie, a accordé aux femmes, bien avant la France et d’autres nations européennes, des droits égaux lors du divorce, par consentement mutuel, sans avoir à prouver la faute.[2]

Bourguiba n’a cependant pas pris le risque de s’immiscer dans les dispositions les plus importantes en matière d’héritage, fondées sur des interprétations de la loi coranique. En termes simples, selon ces règles, les fils héritent deux fois plus que les filles, un principe toujours au fondement du droit tunisien relatif aux questions d’héritage. Les Tunisiens qui souhaitent répartir leur héritage de manière égale doivent prendre leurs dispositions de leur vivant.

En 2017, le président Béji Caid Essebsi a formé un Comité des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE) pour le conseiller sur la réforme des lois nationales afin de se conformer à la constitution post-révolution de 2014. En 2018, il a souscrit à la recommandation du COLIBE de mettre en œuvre l’égalité en matière d’héritage. En 2019, son cabinet a présenté au Parlement un projet de loi qui offrait un compromis : l’égalité en matière d’héritage deviendrait la norme, mais les Tunisiens auraient toujours la possibilité de mettre en œuvre des dispositions successorales inspirées de la loi islamique en rédigeant leur propre testament.

Le projet de loi a traîné au Parlement, et a été rejeté avec véhémence par le parti Ennahda– qui, à l’époque, y occupait une place considérable – avant de passer au second plan, après le décès de Caid Essebsi et l’élection de Saied.

Violence économique à l’égard des femmes

L’héritage de la propriété et de la terre est crucial pour l’accès des femmes au capital, au logement et aux moyens de subsistance. L’inégalité d’accès perpétue la domination financière et symbolique des hommes sur les femmes. Des études et la couverture médiatique ont montré les obstacles auxquels les Tunisiennes sont confrontées, en particulier dans les zones rurales, pour hériter de la part qui leur a été attribuée, ou de quoi que ce soit d’autre. Parmi ces obstacles, figurent la pression exercée par les membres de la famille, en particulier les frères ; le souci de préserver le nom de famille ; le discrédit social qui frappent les femmes réclamant leur héritage ; et la minimisation de leurs compétences dans le domaine agricole.[3]

La loi organique n° 2017-58, relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, adoptée en 2017, prévoit au maximum une amende de 2000 dinars tunisiens (soit 635 dollars américains) pour les hommes qui privent les femmes de ressources économiques.

« Une somme ridicule, qui contraste avec ce que les femmes perdent lorsqu’un héritage leur est refusé », a constaté Saloua Kannou, analyste juridique, lors d’une présentation à ce sujet.

Les restrictions à l’héritage d’une maison, de terres ou de richesses imposées aux femmes limitent leur capacité à se protéger de la violence masculine, en particulier lorsque les services de soutien gouvernementaux tels que l’assistance financière ou les abris sont insuffisants.

Les entretiens réalisés par Human Rights Watch avec 30 survivantes de violence domestique à travers le pays en 2021-2022 ont systématiquement montré que la dépendance financière constitue un obstacle majeur pour les femmes souhaitant échapper à un partenaire violent, en particulier pour celles qui ont des enfants.

« Si je n’avais pas d’enfants, franchement, je n’hésiterais pas à vivre dans la rue », a déclaré une femme âgée de 40 ans qui affirme que son mari l’a battue et abusée d’elle sexuellement des années durant. Elle n’a nulle part où aller avec ses deux enfants et vit toujours avec cet homme.

Si la loi 58 exige des autorités qu’elles orientent si nécessaire les femmes vers des refuges, elle ne prévoit pas en revanche de financement pour les refuges ni d’aide financière ponctuelle pour répondre aux besoins des femmes ou les aider à trouver un logement à long terme. Les refuges, les services et l’assistance économique pour les survivantes sont rares dans le pays, en particulier dans les régions du sud et du centre.

Les espoirs enterrés des féministes

Le 13 août 2020, dans un discours destiné à célébrer la Journée nationale de la femme, le président Saied a enterré les espoirs de réforme des féministes en matière d’héritage. Face à une salle remplie de Tunisiennes, il a déclaré :

Le débat autour de l’héritage est erroné et malheureux. […] Nous devons d’abord établir l’égalité socioéconomique entre les femmes et les hommes avant de parler d’héritage. Le Coran est clair à ce sujet et il n’y a pas de place pour l’interprétation. »

Deux ans plus tard, à la même occasion, Saied s’est rendu à Hay Hlel, une banlieue défavorisée de la capitale, comme le faisait avant lui Ben Ali, le dictateur évincé par la révolution tunisienne de 2011. Il s’est agenouillé aux côtés de femmes fabriquant des pots en argile, leur déclarant :« Gardez la tête haute. Je sais ce que vous traversez.[…]Inchallah[si Dieu le veut], vous exercerez vos droits socioéconomiques. » Il n’a pas mentionné la question de l’héritage cette année.

En revanche, Saied omet de mentionner que la discrimination à laquelle les femmes sont confrontées est une entrave majeure à leur pouvoir socioéconomique et que nombreuses sont celles qui n’obtiennent pas leur droit actuel à l’héritage partiel et sont stigmatisées lorsqu’elles le demandent. Il omet aussi de dire que le droit à l’égalité en matière d’héritage est un droit social et économique, et que les obligations juridiques internationales de la Tunisie, en vertu de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (art. 16), lui imposent de garantir l’égalité entre les sexes en matière de propriété, d’acquisition, de gestion, d’administration, de jouissance et de disposition des biens..

World Opinions + Human Rights Watch 

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