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Algérie : la justice dans tous ses états

REPORTAGE. C'est une décision du nouveau ministre de la Justice qui a mis le feu aux poudres. En colère, les magistrats réclament plus d'indépendance.
La police et les agents de sécurité aux abords du tribunal d'Alger-centre sont débordés. Plus rien ne fonctionne dans ce tribunal : plus de procès, plus de délivrances de certificats de nationalité ou de casiers judiciaires. La foule est au bord de la crise de nerfs. « Mon neveu attend son procès depuis deux mois, et là, on nous dit que les juges, makach. Ils sont en grève. C'est une catastrophe », s'emporte un homme âgé qui s'est déplacé tôt ce matin de lundi au tribunal. « Même les procureurs sont en grève ! De la folie », enchaîne l'homme, les traits de fatigue lacérant son visage. Seuls les procédures de prolongation de la détention provisoire, l'examen des demandes de mise en liberté et la délivrance des permis d'inhumer et… le suivi de l'opération électorale selon la loi sont assurés par une sorte de service minimum instauré par le Syndicat national des magistrats (SNM), fer de lance de la contestation inédite des juges face à leur tutelle, le ministère de la Justice.

Les magistrats déstabilisés par une décision du ministre de la Justice

Le 27 octobre, le SNM a lancé un appel à la grève en réaction à un mouvement de mutations de magistrats touchant 2 988 d'entre eux, un fait unique dans l'histoire du pays, décidé par le ministre de la Justice, l'ex-procureur Belkacem Zeghmati, le 24 octobre. Les magistrats contestataires reprochent deux faits majeurs à leur ministre. D'abord, cet important mouvement n'aurait pas été planifié en collaboration avec le Conseil supérieur de la magistrature comme le veut la réglementation. Ensuite, ces mutations, intervenues de manière massive et après la rentrée scolaire, déstabilisent dramatiquement la vie des familles des juges et procureurs. « Certains magistrats sont en couple avec enfants, et après cette décision ils se retrouvent séparés, pour certains, de plus de 500 kilomètres ! » explique Ali, magistrat à la cour d'Alger.

Un bras de fer est engagé

Le ministre de la Justice, piqué au vif par cette fronde inédite et massive (96 % de suivi, selon le SNM), a promptement réagi en rappelant que, selon les dispositions du statut de la magistrature, il « est interdit au magistrat toute action individuelle ou collective de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement de la justice » et que « la participation à toute grève ou incitation à la grève est interdite au magistrat » et est considérée comme « abandon de poste ». La tutelle affirme même que le mouvement de mutations des juges a « été précédé par des réunions des membres du bureau permanent du Conseil supérieur de la magistrature qui ont été informés du contenu du mouvement et des autres points à l'ordre du jour que ces derniers ont adopté à l'unanimité ». Or, encore un autre fait inédit, non seulement le très conservateur Conseil supérieur de la magistrature apporte son soutien aux grévistes en gelant les mutations « jusqu'à ce que le mouvement soit réexaminé conformément à la loi », mais en plus il précise qu'il n'a pas pu « exercer ses pouvoirs légaux pour préparer le rapport annuel sur le mouvement opéré le 24 octobre » et que son rôle s'est limité « à la consultation de la liste finale élaborée préalablement par le ministère de la Justice ». Des membres du Conseil supérieur de la magistrature ont appelé le chef de l'État intérimaire Abdelkader Bensalah à convoquer une session extraordinaire de leur instance pour trouver une « solution urgente » à la situation.

Politique, corruption, justice : un cocktail détonant

Mais ce qui rend les magistrats encore plus en colère, c'est la « couverture » politique de ces mutations : « Ce qui est plus grave, c'est aussi de justifier ces changements par la nécessité de lutter contre la corruption. Veulent-ils dire que les 2 998 magistrats qu'ils ont fait bouger sont des corrompus ? C'est une accusation très grave qu'il est de notre devoir de rejeter », s'indigne un président de chambre sur les colonnes d'El Watan. Car c'est ainsi que certaines sources ont tenté de présenter ce mouvement de mutations des magistrats : un coup de pied dans la fourmilière d'un corps ayant subi les affres de la corruption du temps du système Bouteflika.
L'approche ne serait pas étrangère à la personne même du garde des Sceaux Zeghmati, l'ex-procureur mis en difficulté par les Bouteflika pour avoir lancé un mandat d'arrêt international, en 2013, contre Chakib Khelil, l'ancien ministre de l'Énergie et ami d'enfance du président déchu. L'homme est présenté comme l'antithèse de son prédécesseur, l'ex-ministre de la Justice Tayeb Louh, obligé des Bouteflika, qui croupit en prison depuis le 22 août pour « abus de fonction, entrave au bon fonctionnement de la justice, incitation à la falsification de procès-verbaux officiels, incitation à la partialité », alors qu'il est aussi sous enquête pour faits de corruption. « Le paradoxe est que cette même justice qu'on soupçonne d'avoir été trop entachée d'affaires de corruption est la même qui a été mobilisée depuis au moins le mois de mars pour mener la grande campagne “mains propres” décidée par l'armée », nuance un magistrat. « Réduire la mutation de près de 3 000 magistrats à une affaire politique est complètement faux, assure Adel, avocat à la cour d'Alger. Il est possible que l'on ait ciblé quelques-uns selon une logique de nettoyage des rangs, car certains magistrats ont créé de véritables réseaux en étant installés depuis trop longtemps dans leurs circonscriptions, mais c'est d'abord une affaire socioprofessionnelle. »

Une grève, oui, mais pas d'entrave au processus électoral

Mais cette colère des juges s'insère-t-elle dans le mouvement général de contestation politique que connaît l'Algérie depuis le 22 février ? Selon certains, assurément, car la réaction du Conseil supérieur de la magistrature, peu prompt à s'opposer à l'exécutif, est un signe que la justice aussi veut se libérer du diktat politique. « L'emprise du ministre de la Justice sur l'appareil judiciaire et sur le CSM, qui gère les carrières des magistrats, n'a jamais été aussi ouvertement contestée. Cela confirme que les magistrats, en dépit du conservatisme inhérent à la fonction, ne sont pas insensibles à la forte demande de la société pour l'État de droit et la fin de la “justice du téléphone” », écrit le HuffPost Algérie.
Mais, en même temps, ces mêmes grévistes, par la voix du Syndicat national des magistrats, tranquillisent les autorités sur le fait que, malgré le débrayage, ils assureront « intégralement leurs missions selon la loi électorale ». Comprendre : ne pas entraver le processus d'organisation de la présidentielle du 12 décembre, massivement rejeté par le mouvement populaire.

Un rapport particulier au hirak

D'autres griefs sont retenus contre le corps de la magistrature, décrié chaque vendredi et mardi de manifestation. Plus d'une centaine de détenus du hirak croupissent en prison, condamnés ou en attente de procès. « Les magistrats sont brusquement devenus les chouchous du hirak, dès le moment où ils se sont lancés dans une grève générale. Pourtant, les mêmes magistrats abusent de la détention préventive de manière incroyable », écrit l'éditorialiste et politologue Abed Charef. Ce dernier enfonce le clou : « Selon le syndicat des magistrats, 96 pour cent d'entre eux seraient en grève. Avec un tel pourcentage de juges jaloux de leur indépendance, on n'aurait jamais eu ce système judiciaire. Cela suppose que sur cent personnes mises en détention, 96 ont vu leur détention préventive décidée par un juge aujourd'hui en grève. »
Par Adlène Meddi, à Alger - lepoint.fr

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