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Docu-télé – Arte : « Africa Riding », portrait d'une jeunesse en marche

ENTRETIEN. Réalisée par la journaliste Liz Gomis, cette websérie documentaire met en lumière des communautés de « riders » qui, à travers leur passion pour les sports de glisse, contribuent à bousculer les mentalités.
En Afrique, l'art de la glisse est une culture émergente. Apparue il y a une dizaine d'années, elle évolue de façon dynamique et des skate parks voient le jour un peu partout sur le continent, que ce soit en Tanzanie, au Kenya, au Maroc, ou encore au Sénégal. Mais cette culture reste encore marginale. « Comment tu fais pour être un type en marge et en même temps faire bouger les choses à ton niveau ? » C'est pour tenter de répondre à cette question que la réalisatrice Liz Gomis est partie à la rencontre de skaters, de roller bladers et de BMX lovers au Ghana et au Sénégal. Elle a également choisi de se rendre au Rwanda et en Ouganda. « L'Afrique de l'Est est un territoire qu'on connaît beaucoup moins », argue-t-elle. « Je me suis dit que j'allais prendre des pays pour lesquels les gens ont des clichés bien arrêtés pour les casser. » Le ton est donné. Les huit portraits proposés dans Africa Riding sont loin de tout cliché. Ils sont différents de ce qu'on voit habituellement. Et inspirants. Pour ces riders, la glisse est devenue une voie d'émancipation. Entretien.
Le Point Afrique : Comment est né le projet « Africa Riding » ?
Liz Gomis : En 2007, j'ai vu une exposition à New York du photographe suisse Yann Gross. Il avait pris en photo un skate park au fin fond de Kampala, à Kitintale, au milieu d'anciens champs de cannes à sucre. Il y avait juste une rampe avec des jeunes qui avaient des planches complètement élimées aux roues usées. Moi, ça m'avait fascinée parce que les photos étaient magnifiques et je m'étais dit : « Le jour où je vais en Ouganda, j'irai voir ce skate park. » Je me suis rendu compte que c'était un mouvement à l'état embryonnaire mais qui prenait de plus en plus d'ampleur, que c'était le début d'une nouvelle culture, un peu hybride : à la fois culture mondialisée, avec le skate, mais personnalisée selon le pays des riders. Ce qui m'intéresse, c'est la philosophie de cette discipline, la façon de penser de ces mecs adaptée à la conjoncture locale. Je souhaitais absolument trouver des personnages impliqués et vraiment convaincus d'un combat, qu'il soit culturel, social, politique. Je voulais voir comment le skate les amenait à les porter dans ces combats-là. En septembre 2017, on a tourné le premier épisode au Sénégal avec Aurélien Biette, le réalisateur images, qui a fait un travail complètement fou. J'avais rêvé le projet dans ma tête, mais pas comme lui a réussi à le mettre en images et ça fait toute la différence.
Dans l'épisode « Chance » tourné au Ghana, on découvre toute une communauté de hustlepreneurs (de l'argot hustle pour « débrouille » et « entrepreneurs »). Eux envisagent le skate comme une source de revenus ?
Ils réfléchissent à faire leurs boards eux-mêmes, oui. Ça m'a fait plaisir d'entendre Chance dire : « Tout doit venir de nous. » Je suis retournée au Ghana au mois de septembre dernier, ils avaient carrément construit une rampe tout seuls ! La rampe est nickel. Pour moi, c'est vivifiant de voir ça. Les mecs ne lâchent rien et j'espère vraiment qu'ils vont ouvrir cette première compagnie de boards ouest-africaine. Le DIY (« do it yourself »), c'est tout l'esprit du skate et il se marie à quelque chose qui est naturel en Afrique : « Personne ne le fera pour toi ou ne te donnera les sous pour le faire donc tu n'as pas d'autre choix que de le faire toi-même. » Ce sont deux cultures qui finalement s'embrassent parce qu'elles partent de la même base. Ce que j'ai adoré aussi avec ces riders, c'est qu'ils ne se sont jamais posé la question de la migration. C'est moi qui leur ai demandé « Est-ce que vous avez envie de venir en Europe ? » et ils m'ont tous répondu : « Mais pour quoi faire ? Pourquoi je vais aller chercher un truc ailleurs où je ne vais pas être confortable, où je n'ai pas envie d'aller, alors qu'ici je suis bien avec mes potes, ma famille, mon skate et mes activités ? » C'est important de montrer aux gens en France que non, tous les Africains ne veulent pas migrer vers l'Europe ou les États-Unis.
Les huit personnages de la série tiennent tous un discours très engagé. Est-ce que pratiquer des sports de glisse est un acte militant en soi ?
Je pense que si tu es dans les sports de glisse, c'est qu'à un moment donné tu as switché. Parce que c'est une galère sans nom : tu ne vas pas trouver de planche de board ou de roller ou de vélo. Donc déjà si tu as passé cette étape-là, c'est que vraiment tu en voulais. Ensuite, tu passes l'étape du regard des gens. C'est plus simple pour les hommes. Les gens pensent juste qu'ils s'amusent. Mais des fois leur famille leur dit : « Bon maintenant tu arrêtes de jouer avec tes trucs de gamin. Il faut que tu trouves un vrai boulot, que tu t'installes, que tu trouves une femme. » Mais pour une fille, c'est plus compliqué : « Qu'est-ce que tu fais sur une planche à roulettes ? Qu'est-ce que tu fais sur un vélo ? », « Tu te dégrades, t'es une moins que rien ». C'est ce que les gens pensent d'elles. Donc je me dis, tu as galéré pour trouver du matériel, tu as bravé à la fois les interdits, les on-dit, et les remarques désobligeantes. Et tu es toujours debout. Pour faire du skate, il faut tomber 42 fois. Ils m'expliquaient que l'avantage, c'est que quand tu es tombé une fois, tu ne retombes jamais de la même manière car tu as appris un truc dans le process de la chute. Donc tu te manges la tête et tu remontes sur ta planche. Je pense que ça fait beaucoup d'étapes pour juste « le fun ». Je pense que dans leur tête, ces jeunes qui rident, ce sont déjà des warriors.
Vous venez d'évoquer le regard très dur porté sur les filles qui se risquent aux sports de glisse. Parviennent-elles malgré tout à s'épanouir ?
C'est presque surnaturel d'avoir une fille qui skate ou qui fait du vélo. Ça a été dur, mais j'en ai trouvé deux : une au Ghana, Dominique, et une en Ouganda, Marion, qui est championne de course sur route. Je ne les ai pas lâchées parce que je trouve qu'elles étaient ancrées dans le sol. Celle d'Ouganda, par exemple, a mille casquettes et c'est la fille la plus humble du monde : elle est maman, prof d'anglais, guide touristique, coursier, coach de l'équipe homme de cyclisme. Quand elle est arrivée à Kampala à l'âge de 15 ans parce qu'elle a perdu ses parents, elle ne savait pas faire de vélo. C'est très mal vu pour les filles de faire du vélo parce que les gens pensent qu'elles vont perdre leur virginité. Aujourd'hui, le Kampala Cycling Club, c'est sa vie. C'est en même temps un club sportif et une entreprise de coursiers. En journée, les coureurs cyclistes sillonnent toute la ville. Pour les gens, ce n'est pas commun de voir une femme qui n'a pas peur parce que Kampala, c'est un grand chaos entre les boda boda, les bus, les minibus, plus les voitures et les camions. C'est un trafic complètement fou, mais Marion se faufile sur la route et fait toutes ses courses. Je trouve que cette fille mériterait 12 médailles pour tous les projets quelle mène. Elle gagne ce qu'elle peut mais, comme elle dit : « J'ai une vie digne, je gère ma fille, je gère mes athlètes. Je vais dans des coins de la ville où je n'aurais jamais imaginé aller. Avant, pour moi, c'était impossible de franchir ces frontières-là parce que je me sentais petite, paysanne, pauvre. Je suis devenue quelqu'un grâce au Kampala cycling club. »
Ces riders sont-ils en train de faire bouger les lignes en Afrique ?
Ce sont un peu les avant-gardistes du mouvement. Je pense que les communautés de riders sont amenées à grossir parce que le monde est en train de bouger, parce que l'Afrique est de plus en plus au centre des choses. Je suis convaincue que ces jeunes vont vraiment être des agitateurs de conscience. Ils ont juste de l'avance par rapport aux autres. Tôt ou tard, ils vont réussir à diffuser leur façon de voir les choses. Et quand le mouvement sera balaise, ils pourront regarder en arrière et dire : « On était la depuis le début, on avait un skate parc improvisé sous un pont d'autoroute, on a donné des cours, on a filé des planches à des gamins et c'est grâce à nous que ce petit aujourd'hui est champion. » Peut-être qu'ils deviendront réalisateurs parce que certains d'entre eux font de la vidéo, d'autres font de la musique, d'autres auront peut-être une marque de vêtements, peut-être qu'ils auront leur marque de skateboards et qu'elle sera n° 1 en Afrique de l'Ouest. En tout cas, je suis convaincue qu'ils seront là.
Des épisodes d'Africa Ridingont déjà été projetés dans des festivals en France (Off courts de Trouville, Paris Surf and Skateboard film festival, etc.), mais aussi au Ghana et au Sénégal. Comment Africa Ridingest-il accueilli sur le continent africain ?
Après la projection au Ghana, j'ai reçu des mails sur Instagram disant : « Merci ! Je ne pensais pas qu'on pouvait faire ça. La fille était trop inspirante ! » Pareil à Dakar : « Je me reconnais trop en elle. Moi je fais du roller et comme j'ai la tête rasée les gens me parlent trop mal. Mais quand je la vois, ça me donne de l'espoir. » Je tiens absolument à ce que ce soit diffusé en Afrique. Au moins là où on a tourné. C'est important parce qu'il y a plein de gens qui ignorent que ces jeunes-là ont créé une communauté et qu'ils s'en sortent parfois même mieux que des jeunes qui ont fait de hautes études. D'ailleurs, parmi ces jeunes il y en a qui ont fait aussi de hautes études : celui qui fabrique les skates veut devenir ingénieur par exemple. Je veux que ce soit vu pour montrer aussi qu'une autre Afrique est possible entre guillemets et que toutes les portes sont ouvertes. Idéalement, j'aimerais faire une tournée avec tous les riders. Ils ne se « rencontrent » que sur Instagram. Les Sénégalais restent au Sénégal, les Ghanéens restent au Ghana, au mieux ils vont au Nigeria, au Bénin ou au Togo. J'adorerais les voir passer toutes ces frontières parce que c'est important de se rencontrer pour créer un vrai mouvement tous ensemble.
Vous dites que lorsque vous regardez ces jeunes, vous vous voyez à 20 ans. Pourquoi ?
On se ressemble à 1000 % ! J'ai grandi aux Mureaux, en banlieue parisienne. Je faisais de l'athlétisme et ça m'a permis de voir toute l'Île-de-France et un peu la France parce que je faisais des compétitions partout. C'est comme ça que mon esprit s'est ouvert. Après j'ai découvert la danse. Ça a accaparé toute ma vie et ça m'a aussi beaucoup apporté. La musique que j'écoutais, la façon dont je m'habillais… je ne ressemblais à personne quand j'étais au lycée ! J'étais en marge. On m'appelait l'Américaine, pour dire en gros « Tu n'es pas avec nous ». J'étais avec eux, mais j'avais passé deux ou trois étapes. En première, quand j'ai dit que je voulais faire cinéma, les profs m'ont ri au nez, genre « De là d'où tu viens, jamais tu ne pourras faire cinéma ». Mais je suis allée à la fac, j'ai fait communication avec une option cinéma. Ensuite, j'ai fait mon école et je me suis retrouvée à travailler à la télé. Depuis que je suis jeune, j'ai toujours fait ce que j'avais envie de faire. Oui, il y a eu des épreuves. J'ai fait des feintes pour passer des portes, mais je me suis débrouillée. C'est ça que j'aime en ces petits et c'est pour ça que je me vois en eux : ils ne lâchent rien. Ils savent le prix que ça coûte d'être un skateur et d'avoir une espèce de vie de hobo. Mais au moins quand ils rentrent chez eux le soir, ils sont contents. Oui, je suis intermittente du spectacle et j'ai eu des moments de précarité, mais quand je rentre chez moi, je ne me dis pas mince, je me suis trompée. Non. Je l'ai choisi. Et il y a de vrais moments de grâce, comme quand Arte me signe cette série. Je me dis « Alléluia, je n'ai pas œuvré pour rien, le projet se fait même si ça a pris du temps »… Et il y en aura d'autres.
Propos recueillis par Juraver Sénami -lepoint.fr
Affiche du documentaire « Africa riding », la websérie diffusée sur Arte. 
© DR

* La web-série Africa Ridingest disponible sur Arte depuis le 26 f

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