La tradition sociologique moderne, très vigoureuse depuis Auguste Comte et Émile Durkheim, a longtemps présenté l’incompatibilité entre la religion et la modernité dans sa forme aiguë : là où la modernité dans sa forme avance, le religieux disparaît. Cette conception semblait validée par l’érosion constante, et à partir des années 1970, par l’effondrement de la pratique religieuse dans la plupart des pays développés. L’observation du fait religieux se déclinait fondamentalement sur le mode des effets de la sécularisation. Ainsi, pendant quelques décennies, les sociologues se sont attachés avant tout à mesurer empiriquement cet effondrement et à analyser la perte de l’influence des institutions religieuse dans la société. La « sécularisation » était devenue synonyme de la disparition des « structures d’autorité » que constituaient les institutions religieuses. Mais cette conception ne tendaient-elle pas à réduire l’expérience religieuse à la pratique institutionnelle ? Et ne conduisait-elle pas au fond, à assimiler la baisse de cette pratique à la fin de la religion ?
La réponse vint de la mutation des années 1990 : les sociologues américains tout d’abord, puis européens, constatèrent avec surprise l’émergence de ce qu’on appellera « les nouveaux mouvements religieux », « la nouvelle conscience religieuse », ou « le retour du sacré ». Ces nouveau mouvements ne contestent pas toujours ouvertement le monde moderne et semblent même souvent façonnés par lui, à tel point que l’on peut désormais parler de productions religieuses de la modernité. L’examen attentif de cette résurgence inattendue de manifestations religieuses dans un monde de plus en plus sécularisé, modifie en profondeur les perspectives traditionnelles de la sociologie des religions et amène de nombreux chercheurs à réexaminer les concepts de sécularisation, de modernité et de religion. « C’est bien une transformation de la religion au cœur de la modernité que nous avons affaire », écrit Mohamed Arkoun, une transformation qui nous renvoie au travail même de la sécularisation sur les croyances et pratiques religieuses des individus. La question est cependant d’autant plus complexe que ces mouvements d’effervescence religieuse composent avec des phénomènes d’instrumentalisation politiques du religieux (essentiellement dans la région MENA, le Pakistan, l’Inde, la Malaisie…etc.). Il en émerge un « nouveau religieux » si divers, qu’il a paru possible d’évoquer « la revanche de Dieu » ou encore « le retour de l’Esprit ». Ainsi, la religion qu’on disait refoulée à la marge n’était pas en train de démontrer sa capacité de retrouver une nouvelle pertinence sociale, politique et culturelle, dans une modernité en crise ? Ce retournement de la conjoncture n’a pas seulement contribué à réhabiliter la religion comme objet de l’investigation scientifique : il a aussi favorisé des révisions théoriques, aussi déchirantes qu’ambiguës. Bien plus, après n’avoir plus vu de religion nulle part, certains seraient portés, aujourd’hui, à découvrir du sacré partout : dans l’associatif, dans le sport, dans la politique ou même dans la musique contemporaine… etc. Intéressant renversement de perspective : l’analogie des pratiques et des croyances religieuses profanes, analogie dont on usait surtout, dans le passé, pour souligner l’ampleur de la dissémination culturelle (et donc de la disqualification sociale) du fait religieux dans les sociétés sécularisés ou envoie de sécularisation, est aujourd’hui mise au service de l’analyse de la présence invisible du religieux dans des sociétés en quête de sens.
Dans ce renversement, la notion même de « champ religieux » a perdu une bonne partie de sa consistance. La question des limites de la sphère religieuse des sociétés modernes et post-modernes a été progressivement relayée par celle des dynamiques explicitement et implicitement religieuses à l’œuvre dans tout l’espace social.
En fait, ces oscillations des orientations de la recherche montrent que tous les humanistes sont aujourd’hui affrontés, d’une manière ou d’une autre, à une question majeure, qui est celle des outils nécessaires pour penser le dilemme qui caractérise en propre la modernité religieuse ; d’un côté, les institutions religieuses continuent de perdre leur capacité sociale et culturelle d’imposition et de régulation des croyances et des pratiques, et le phénomène du « bricolage croyant » n’épargne pas les plus zélés de leurs fidèles ; d’un autre côté, la croyance se déploie, réemployant librement, entre autre ressources, et sous des formes syncrétiques souvent symboliques offertes par les grandes traditions religieuses ? Comment comprendre ensemble, loin de toute les problématiques usées de la « perte » et du « retour » du religieux, le mouvement par lequel la modernité sape continûment les structures de plausibilité de tous les systèmes religieux, et celui par lequel elle fait surgir, en même temps, de nouvelles formes du croire religieux ? Pour avancer dans cette direction, il n’est pas possible de s’en tenir uniquement à la perspective rationaliste qui associe entièrement les « renouveaux » religieux contemporains aux poussées démordinisantes suscitées par la crise capitaliste. Le paradoxe religieux de la modernité dérive non de l’échec de cette modernité, mais des contradictions structurelles que le déploiement de celle-ci ne cesse de susciter. Il faut donc rompre avec le paradigme de l’incompatibilité entre religion et modernité et abandonner, en même temps, l’opposition stricte entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes qui en est le corollaire. C’est la condition sine qua non pour pouvoir prendre en compte, à nouveaux frais, la question des productions religieuses de la modernité. Ce défi intellectuel traverse les débats qui ont cours depuis quelques années à propos de la « révision » des théories et replace sur le devant de la scène la vieille question de la définition de la religion, de la modernité et de la politique.
Mohamed Arbi Nsiri
(Université Paris-Nanterre)
0 comments :
Enregistrer un commentaire
التعليق على هذا المقال