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Tunisie - Islamistes : la stratégie de la normalisation

ANALYSE. Est-on à la veille d'une victoire du parti Ennahdha aux municipales ? Qui sont-ils aujourd'hui ? Quelles sont leurs ambitions ? Tiennent-ils un double discours ? Décryptage.
Sur le terrain, il n'y a pas de doute, Ennahdha est présent partout. Avec ses quelque cent mille membres, ses sympathisants, le parti dirigé par Rached Ghannouchi a pu présenter des listes dans chacune des 350 communes et n'a pas hésité à ouvrir ses portes à des « indépendants ». Les observateurs constatent leur présence dans toutes les zones du pays. Est-ce pour autant le signe avant-coureur d'un raz-de-marée électoral ? C'est loin d'être une évidence. Cette inconnue trouvera sa réponse en nombre de voix exprimées le 6 mai. Puis en nombre de villes au lendemain du « second tour », lorsque les négociations entre listes auront abouti pour former des coalitions municipales. Si le scrutin est local, ses enseignements seront nationaux. Et permettront de connaître le poids actuel des deux partis qui dominent la vie politique : Ennahdha, donc, et la Nidaa Tounes du président de la République et du chef du gouvernement. Et pourrait modifier le modus vivendi entre les frères ennemis de la vie politique tunisienne. Un retour en arrière s'impose pour comprendre le présent.
2011 : une victoire prévisible
Lorsque la bourrasque révolutionnaire fit voltiger jusqu'à terre le régime Ben Ali, Ennahdha faisait figure d'opposant numéro un. Ses membres furent pourchassés durant les vingt-trois ans de régime policier, emprisonnés, jugés, torturés, exclus de leurs emplois dans la fonction publique... Les grands procès de 1991 condamnèrent militants et dirigeants au cachot. L'éradication fut totale. Un voile noir s'est abattu jusqu'à la révolution. Les élections constituantes de novembre 2011 leur offrirent une revanche. Ils obtinrent 37 % des suffrages soient 89 députés (sur 217). Et 1,5 million de voix sur 4,3 millions de votants. L'exercice du pouvoir se présentait à eux pour la première fois de leur histoire. La toute jeune démocratie tunisienne expérimentait la voix islamiste pour la première fois. Ce fut tumultueux, abrasif.
2014 : nom de code NiNa
Les élections législatives et présidentielle d'octobre et décembre 2014 sonnèrent comme un avertissement. La machine électorale fabriquée sur-mesure pour Béji Caïd Essebsi fonctionna à plein régime. Nidaa Tounes emportait 86 sièges à l'Assemblée des représentants du peuple et BCE s'installait au palais présidentiel de Carthage. Ennahdha perdait 550 000 électeurs par rapport au précédent scrutin mais conservait un solide bloc parlementaire de 69 élus. Défait mais debout. Au point de devenir l'allié incontournable des nouveaux vainqueurs. Après une violente campagne pour/contre Ennahdha, BCE nouait un pacte avec Rached Ghannouchi pour s'assurer une majorité au Parlement. Trois ans plus tard, « l'alliance NiNa » (Nidaa-Nahdha) domine la vie parlementaire et mécontente les Tunisiens. La dégringolade de l'économie – spirale inflationniste, chômage et chute du dinar – mine le moral national. Après quarante mois de gestion du pays par Nidaa, l'envie de sanction prime chez ceux qui ont décidé de voter. Mais l'abstention risque d'être largement majoritaire. Dimanche 29 avril, militaires et sécuritaires votaient. Le taux de participation fut de 12 %... Taux qui s'explique à la fois par la démobilisation ambiante et par l'appel au boycott de plusieurs syndicats sécuritaires.
2018 : un parti comme les autres
Les municipales sont un scrutin idéal pour un parti comme Ennahdha. Avec son infrastructure, son organisation, sa base militante, il peut se présenter et mobiliser dans chacune des 350 circonscriptions. Soucieux de son image, au niveau national comme à l'international, Ennahdha veut présenter un visage rassurant.
Fini les thèmes identitaires brandis en 2011, fini la doxa religieuse prônée sur les estrades de campagne, fini la prédication. Place à la politique. Ce choix, effectué en mai 2016, tente de présenter une nouvelle offre politique islamiste basée sur le consensus, la pondération (soutien réitéré au gouvernement Chahed, soutien à Nidaa Tounes à l'ARP), bref d'être un camarade idéal pour former une coalition. Vis-à-vis des chancelleries, l'objectif est de prouver qu'un modèle islamiste tunisien est à l'œuvre. Plusieurs candidats aux municipales – un juif tunisien à Monastir, des femmes sans voile et en jean moulant dans plusieurs villes – montrent que le parti est capable d'être imaginatif, capable de coups de com. La mesure programmatique la plus commentée ces jours-ci sur Facebook est celle du « wifi gratuit pour tous » proposée par Rached Ghannouchi lors d'un meeting à Ben Arous. Certains évoquent « l'embourgeoisement des islamistes » pour expliquer cette nouvelle attitude. L'exercice du pouvoir les ayant installés dans la vie réelle. Il ne s'agit plus de s'opposer, de « réislamiser » la Tunisie mais de gouverner. D'autant qu'à l'extérieur, le fond de l'air est frais. L'affrontement entre l'Arabie saoudite et l'Iran monte en vocalises menaçantes, sommant leurs alliés de rejoindre leurs flancs.
Objectif : législatives et présidentielle de 2019 
La stratégie déployée depuis 2016 – Ennahdha devenant officiellement un parti uniquement politique – connaîtra son premier test avec les municipales. En cas de succès, le parti ne sera pas dans une volonté de renverser la table gouvernementale. Il voudra prouver aux citoyens et aux partenaires étrangers qu'il veut la stabilité politique avant toute autre considération. L'objectif se situe dans un futur proche : remporter les législatives de 2019. « Ils effectuent un voyage doux vers la prochaine mandature », raconte un de leurs proches. En attendant, tout a été fait, tout est fait pour lisser l'image, faire oublier les débordements du passé. De quoi attendre sereinement les résultats locaux qui tomberont dans la nuit de dimanche à lundi.
PAR BENOÎT DELMAS (CORRESPONDANT À TUNIS) /afrique.lepoint.fr

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