Des peines de prison pour un clip jugé inconvenant, alors que la Constitution est censée garantir la liberté d'expression. De quoi se demander si l'Égypte ne nage pas en pleine schizophrénie sociétale.
ne danse sensuelle, une gestuelle suggestive, des tenues sexy... C'en est trop pour le parquet égyptien. La chanteuse Leila Amer en a fait les frais : elle a écopé de quatre jours de détention pour « incitation à la débauche », à cause d'un clip jugé trop inconvenant. La vidéo incriminée est apparue fin décembre, et a immédiatement suscité la controverse, a-t-on appris mardi de source judiciaire. On y voit la chanteuse danser et chanter sur son titre « Boss Oumek » (Regarde ta mère). Jugé trop osé, le clip a également valu à la chanteuse sa radiation du syndicat des musiciens, par la voix de son président, le chanteur Hany Shaker. Connu pour ses positions conservatrices, il s'est exprimé sur le sujet sur la chaîne privée Dream TV.
Les artistes en ligne de mire
Malgré la sévérité apparente de la décision, Leila Amer peut s'estimer chanceuse. Les arrestations et les condamnations d'artistes mais aussi d'acteurs de la société civile sont légion depuis 2014, date de la venue au pouvoir d'Abdel Fattah al-Sissi, pourtant hostile au milieu islamiste. Dans le milieu artistique, les peines de prison ne sont pas rares à l'encontre des chanteuses. L'une d'elles, Shyma, a été condamnée lundi en appel à un an d'emprisonnement. Elle aussi pour « incitation à la débauche », une justification presque coutumière aujourd'hui dans le pays. Le clip de sa chanson « Andy Zoroof » – « J'ai des problèmes » – a été jugé trop sexuellement connoté selon une source judiciaire. La chanteuse avait exprimé ses regrets dans une publication sur son compte Facebook, juste avant son arrestation le 18 novembre : « Je présente mes excuses à tous ceux qui ont été dérangés par le clip et l'ont considéré comme indécent », avait-elle écrit.
En 2015, la chanteuse Reda Al-Fouly a elle aussi été condamnée à un an de prison pour « incitation à la débauche ». L'objet du délit : une danse en robe très courte, et des gros plans sur sa poitrine et ses jambes. Le caméraman du clip de la chanson « Sib Idi », « Laisse ma main », a écopé de la même condamnation.
Cela dit, le monde de l'image n'est pas le seul support à s'attirer les foudres de la justice égyptienne. En 2015, le jeune écrivain Ahmed Naji a pris deux ans de prison ferme. Un chapitre de son livre Istikhdam Al-Hayat, « L'usage de la vie », consacré à la sexualité d'un jeune Cairote, a été considéré comme une « atteinte à la pudeur » et ce, après la plainte d'un lecteur du magazine Akhbar Al Adab dans lequel un extrait du fameux chapitre avait été publié.
Une attitude non conforme à l'esprit de la Constitution
Il s'agit là de situations plutôt surprenantes si l'on s'en réfère à la nouvelle Constitution égyptienne, rédigée en 2014. Les articles 65 et 67 protègent en effet les artistes égyptiens, et leur garantissent la liberté d'expression. L'article 65 stipule ainsi que « toute personne a le droit d'exprimer son opinion par la parole, l'écriture, l'image, ou tout autre moyen d'expression et de diffusion ». L'article 67 garantit, lui, « la liberté de la création artistique et littéraire » et stipule même que « les poursuites judiciaires ne peuvent être engagées ou menées en vue de suspendre ou de confisquer toute œuvre artistique, littéraire ou intellectuelle, ou contre leurs créateurs, que par le ministère public. Aucune peine privative de liberté ne peut sanctionner un crime commis en raison de la nature artistique, littéraire ou intellectuelle d'une œuvre ». Des articles qui éclairent d'une lumière neuve les arrestations et les condamnations aujourd'hui constatées en mettant en exergue une certaine incohérence autour de la notion de liberté de création. De fait, il apparaît que condamner un artiste pour ses œuvres est tout simplement anticonstitutionnel.
Un sort peu enviable pour la communauté LGBT aussi
Autre pan de la société civile à s'attirer les foudres des conservateurs, les représentants de la communauté lesbienne, gay, bi et trans (LGBT). Illustration : en novembre, seize hommes ont été condamnés à trois ans de prison par un tribunal du Caire. Leur crime : avoir fait flotter des drapeaux arc-en-ciel dans le public d'un concert pop-rock, fin septembre, dans la capitale. Les arrestations qui ont suivi avaient concerné de nombreuses personnes supposées homosexuelles. Ce mardi, deux des prévenus ont été libérés sous caution le temps de l'enquête. Ils restent cependant accusés « d'appartenance à une organisation illégale » et, une fois de plus, « d'incitation à la débauche », d'après leur avocate, Me Hoda Nasr.
Une double peine pour ces jeunes gens qui, en plus d'irriter les conservateurs de par leur orientation sexuelle supposée, touchent également à un point sur lequel le régime égyptien est très susceptible : les « organisations illégales ». Explication : celles-ci incarnent émancipation, révolte et liberté, trois attitudes pas du tout plébiscitées par le régime du président al-Sissi.
À ce jour, aucune loi ne punit l'homosexualité ou ses pratiques, comme c'est le cas au Maroc – l'article 489 du Code pénal criminalise « les actes licencieux ou contre nature avec un individu du même sexe » – ou en Tunisie – l'article 230 du Code pénal prévoit jusqu'à trois ans de prison pour sodomie entre adultes consentants.
De fait, la menace d'une discrimination institutionnalisée plane : un texte prévoyant des peines de prison pour les personnes de même sexe ayant eu des relations sexuelles a été proposé en octobre par des députés. La machine répressive semble bel et bien en marche.
PAR MARLÈNE PANARA/lepoint.fr
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